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Journée d'études CE QUE LES FILMS ET LES MÉDIAS FONT À LA PHILOSOPHIE

 

 

RESUMES DES INTERVENTIONS

 

 

Giovanna Borradori 

Atlas des vides. Eau, cendre, et autres surfaces non-inscriptibles

 

L’enfer gagne si tous les témoins sont éliminés, et toutes les évidences détruites. Mais peut-on vraiment tout anéantir? Si les cendres parlent, de quoi parlent-elles?  Si l’eau parle, de qui parle-t-elle? Deux films récents, “Le fils de Saul” de László Nemes et “Fuocoammare” de Gianfranco Rosi, posent ces questions à travers deux différentes techniques de narration cinématographique qui brouillent la frontière entre le documentaire et la fiction, entre la première et la troisième personne, et entre la subjectivité et l’objectivité. L’essai suivant appréhende ces films comme l’exploration d’un vivre-ensemble construit non seulement autour de la présence de ceux qui sont là, mais aussi autour de l’absence de ce qui furent, ou seront là. Une communauté, somme toute, comme atlas des vides. 

 

 

Mauro Carbone

Oui, j'ai dit « archi-écran »

 

Ma contribution vise à thématiser la notion d’« archi-écran », compris comme l’ensemble des conditions de possibilité de la monstration qui, dans l’histoire de la culture humaine, auraient été peu à peu ouvertes par le corps humain lui-même, qu’on peut orner d’inscriptions, dessins, couleurs ou tatouages, par la paroi rupestre, par le mur, par le miroir, par le voile, par le rideau, par le templum et par la fenêtre albertienne, passant plus tard à travers les écrans pré-cinématographiques ainsi que cinématographiques, et de nos jours allant jusqu'aux écrans numériques, sans que cette liste prétende être exhaustive.

C’est pourquoi, afin d'essayer d'explorer au moins quelques-unes des conditions de possibilité de la monstration qui sont implicites dans la notion d'archi-écran ainsi entendue, il nous faudra remonter le cours de l'histoire. Néanmoins, une fois arrivés jusqu’à la grotte Chauvet, nous devrons nécessairement nous tourner vers la mythique caverne du Livre VII de la République de Platon.

 

 

Anna Caterina Dalmasso

D’une immersivité non-mimétique dans les interfaces post-médiales

 

Au cours des dernières décennies, la notion de médium est devenue de plus en plus problématique et semble traverser un état de crise. La condition post-médiale – se référant tant aux enjeux esthétiques d’un art post-support, qu’à l’univers médiatique façonné par l’avènement de la technologie numérique – semble impliquer une décadence ou un dépassement du médium. Mais une telle tendance n’est peut-être que le pendant d’un “effacement” bien plus radical du médium : celui inhérent à toute opération de médiation ; pour que celle-ci soit accomplie, le médium serait censé “disparaître”, effacer les traces de sa présence, dans la mesure où son efficacité, voire l’immersivité qu’il rend possible, descendrait de sa capacité à se faire oublier ou bien de sa puissance mimétique. Une telle logique se situe encore dans la lignée d’une recherche de l’immédiateté médiatique, c’est-à-dire dans un paradigme de la transparence d’un voir à travers ou au-delà du médium. Je me propose alors d’aller toucher le revers de cette é-limination du médium, et d’en opérer plutôt une limination, afin de repérer le médium, justement là où, le long de cette lisière entre médiation et immédiateté, nous croyons l’avoir effacé.

La pensée de Merleau-Ponty nous offre les jalons pour entreprendre une telle démarche : par sa prise en compte systématique de la médiateté de toute apparition, sa réflexion articule et constitue, de fait, une philosophie du médium. Ne cessant d’interroger l’épaisseur du sensible dans l’appréhension du sens, l’esthétique merleau-pontienne vient creuser une idée de médium comme support qui s’effacerait dans l’acte de véhiculer la signification et ainsi ébranlerait la corrélation que l’on peut établir entre immersivité et transparence.

J’essayerai d’abord de montrer en quoi la conception merleau-pontienne du médium – dans ses différentes inflexions : corps, profondeur, écart, chair – va à l’encontre d’une idéologie de la transparence ; pour chercher, ensuite, à esquisser les traits d’une immersivité, qu’on pourrait qualifier de non-mimétique, émergeant notamment de certaines phénomènes médiatiques contemporains, et procédant non pas de l’immédiateté de l’interface, mais plutôt de l’opacité du médium et de sa présence.

 

 

Elie During

L’image-volume

 

Les images de cinéma sont à certains égards les plus « plates » qu’on puisse imaginer : plus plates que les images peintes et même que les photographies, elles n’ont d’épaisseur que celle des taches d’ombre et de lumière glissant à la surface de l’écran. Pourtant, la capture du mouvement les arrache littéralement à leur condition bidimensionnelle en leur conférant une voluminosité propre, irréductible aux fausses profondeurs de la perspective illusionniste, et dont le cinéma « étendu » ou « exposé » développe à sa façon les virtualités lorsqu’il dispose dans l’espace de la galerie ou du musée des films (ou vidéos) comme autant de sculptures ou de blocs d’espace-temps. Sans aller jusqu’à ce type d’installation, les formes traditionnelles du dispositif de projection laissent parfois affleurer, par le truchement des procédés de montage (écrans scindés, faux raccords et autres « effets de bord »), quelque chose comme un hologramme mobile et anguleux, une image-volume capable dans certains cas de se retourner pour exhiber son dos. Je voudrais examiner les raisons d’une telle transfiguration en me penchant sur quelques grands lieux communs du discours cinématographique : les notions de perspective mobile et d’espace-temps, la règle des 180° qui préside à la constitution d’un espace orienté, le hors-champ, la distinction entre « cadre » et « cache »… Je montrerai, exemples à l’appui, en quoi la rêverie bergsonienne du flux (« cinéplastique », « monde fluide de l’écran », etc.) est sans cesse contrariée par le thème tout aussi insistant de l’apesanteur : vision axonométrique d’un monde sans horizon ni point de fuite, livré à un regard flottant. Ces réflexions déboucheront sur une proposition d’allure plus spéculative touchant la possibilité de traiter le temps lui-même en masse, en réévaluant la dimension latérale de la simultanéité, trop souvent éclipsée par les métaphores de la durée.

 

 

Jean-Pierre Esquenazi

« L’objectivité » du film

 

Notre perception, dans le cinéma narratif, est toujours la perception d’une certaine instance : elle est soit la perception d’un personnage, soit la perception d’une conscience-caméra ou d’un esprit-caméra, soit d’une subjectivité, soit de ce qui nous apparait comme « l’objectivité » du film. L’articulation de ces deux instances (dont la première est multiple parce qu’il y a de nombreux personnages) est le fait du montage. C’est-à-dire qu’elle est produite par le film. Il s’agit d’un Cogito fragile, jamais acquis d’avance. L’exemple de Barry Lyndon (1976, Kubrick) est notable car subjectivités et objectivité y sont détachées les unes de l’autre, dans un ballet qui fait du film un objet ambigu. Une leçon de ce film est que le sujet du film est en droit divisé, toujours fracturé, parfois écartelé.

 

 

Raphaël Jaudon

Philosophie politique, cinématographie politique, esthétique de la politique

           

Peut-on penser cinématographiquement la politique ? Et si cela est possible, quel rapport existe-t-il entre cette pensée et celle que prescrit la philosophie ?

Du côté de cette dernière, nombreux sont les ouvrages à se mettre en quête d’une essence de la politique, d’un principe permettant d’unifier ses manifestations courantes, ou d’une description intemporelle de ses causes et de ses conséquences. Une telle approche repose sur deux présupposés : 1. Il existerait en politique des faits, qui n’auraient rien à voir avec ceux que l’on peut trouver dans d’autres domaines de l’activité humaine ; 2. Il existerait ensuite plusieurs voies bien distinctes pour rendre ces faits intelligibles, chacune dotée de méthodes et d’instruments qui lui sont propres, et l’une d’entre elle recevrait le nom de « philosophie politique ».          

La première de ces affirmations constitue la définition légitimiste de la politique : un ensemble exhaustif d’événements, de fonctions et de processus ayant pour champ d’application le pouvoir, et pour objet son administration ou sa conservation. Avec la politique ainsi entendue, le cinéma n’a rien à voir ni à faire. Quant à la seconde proposition, elle attribue aux études sur le cinéma et les médias un rôle tout à fait marginal dans la compréhension des phénomènes politiques, en limitant leur champ de recherche à la manière dont les œuvres servent, reflètent ou critiquent des événements qui leur demeurent parfaitement extérieurs.

La présente intervention aura pour objectif de montrer que les rapports qui unissent la sphère de la politique à la sphère du sensible sont bien plus complexes que le laisse supposer ce système de pensée. Au lieu de considérer l’esthétique comme seconde par rapport à l’idéologie, ou comme l’un de ses avatars privilégiés, il sera nécessaire de dialectiser ces deux domaines pour tenter de comprendre ce que l’idéologique et l’esthétique doivent l’un à l’autre : identifier leurs points de rencontre et leurs zones de co-implication.

En effet, il y aurait deux manières de penser la place de l’esthétique dans la cartographie des discours et des pensées sur la politique. La première consisterait à l’ajouter à la liste des disciplines qui se sont donné pour objet de saisir chacune une spécificité de la politique. La culture visuelle s’arrogerait ainsi un droit exclusif sur ce qui serait la part essentiellement cinématographique de l’engagement ou de l’idéologie. Mais il est également possible de laisser le film être cette « pensée d’ailleurs » (Rancière), ce corps supplémentaire qui viendrait faire éclater l’ordre des discours en y introduisant la possibilité d’une communauté de problèmes, et d’une communauté de réponses.

À la première de ces deux voies correspond l’idée de cinéma, en tant qu’on en fait périodiquement l’opérateur d’une rupture dans l’ordre des techniques (Benjamin) ou des arts (Canudo). Le nom de cinéma représenterait alors l’irruption d’un nouveau terme dans l’ordre des moyens d’accès au monde, et plus spécifiquement, dans l’ordre des moyens d’accès à la chose politique. Quant la seconde voie, c’est l’idée de film qu’elle recoupe. Là où le cinéma est un moyen, le film est une fin, une proposition sur le visible et le dicible. En tant qu’objet impur, il est un défi adressé à la hiérarchisation des savoirs et des corps. En tant qu’intention, il matérialise l’inscription d’une pensée dans le tissu de questions et de problèmes qui constitue à la fois l’esthétique et la politique d’une époque. En tant que singularité, enfin, il est un pari sur l’avenir, non seulement du cinéma, mais du monde sensible dans son intégralité.

 

 

Audrey Rieber 

Philosopher dans la condition média-technique. F. Kittler et le cinéma.

 

Qu’advient-il de la theôría grecque entendue comme « vue », « spectacle », puis, chez Platon, comme « doctrine scientifique » dans la condition audio-visuelle ? Que reste-t-il de la « contemplation » pour des théoriciens qui, comme Bergson, Sartre, Freud et Benjamin sont contemporains du cinéma ? Telle est la question radicale posée par Friedrich Kittler dans les pages liminaires de ses Médias optiques. Cours berlinois (Merve 2001 / L’Harmattan 2015 pour la traduction française). Nous nous demanderons ce que la science des médias kittlérienne fait à la philosophie lorsqu’elle se donne pour but d’expulser l’esprit des sciences humaines en en décelant l’a priori média-technique. Ce sont tout particulièrement les conséquences pour l’esthétique et la pensée du visible qui seront envisagées.

 

 

Luc Vancheri

Les noeuds éthiques de la politique des auteurs

 

Revenant quelque trente ans plus tard sur la politique des auteurs dont il avait été l’un des principaux artisans au sein des Cahiers du cinéma, Jean-Luc Godard remarquait que l’on s’était beaucoup occupé de l’auteur sans véritablement s’interroger sur ce que le nom de politique pouvait apporter à son usage renouvelé dans le champ de la critique cinématographique. Si l’auteur a pu épouser les conditions structurales de l’oeuvre, la politique, elle, n’a connu dans le champ du cinéma aucun véritable développement avant la fin des années 1960, lorsqu’elle a rejoint le champ socialisé de sa transformation idéologique et les formes du cinéma militant. La situation est désormais inverse qui voit le nom de politique occuper tout l’espace du débat esthétique depuis que l’on s’est avisé d’en réinvestir la charge conflictuelle à partir de ses coordonnées sensibles (J. Rancière, 1998). La politique n’est cependant pas la seule à réinvestir le champ de l’art : l’éthique (Carole Talon-Hugon, 2009) fait en effet l’objet d’une attention nouvelle qui pourrait bien renouveler notre compréhension de la politique du cinéma conduite sur le nom de l’auteur.

Loin d’avoir milité pour un moralisme critique au sens où pourrait l’entendre le « moralisme modéré » de Noël Carroll, un texte comme celui qu’écrivit Jacques Rivette sur Kapo de Gillo Pontecorvo (De l’abjection, 1961) constitue le creuset d’un problème éthique dont on peut repérer deux formulations très différentes. L’une peut être rattachée à l’ancienne question de l’irreprésentable héritée de la tradition classique dont Lessing a condensé la charge philologique. Le principe d’une indignité formelle susceptible de supprimer l’idéal de l’art dégagé par l’auteur du Laocoon allait être suivi par des réflexions modernes sur les possibles de l’art. On pensera à Theodor Adorno rappelant la difficulté qu’il y a à traiter du génocide lorsqu’il est appelé à devenir « une part du patrimoine culturel de la littérature engagée. » (Notes sur la Littérature, 1958, 1984) Ou bien encore à Claude Lanzmann (Shoah, 1985) qui, tout en déliant le cinéma des obligations de son ontologie réaliste, abolissait le privilège des normes de représentation pour mieux affirmer ses puissances figuratives. Shoah inaugurerait donc moins, comme on a l’a beaucoup écrit, un art de l’irreprésentable que le principe « d’un art qui n’est plus limité dans le choix des représentables ni dans celui des moyens de représentation. » (Rancière, 2004). La deuxième voie éthique que l’on peut dégager du texte de Rivette fait droit à un « réalisme moral », au sens que lui donne la philosophie analytique, qui conditionne toute morale des formes aux propriétés survenantes qui agissent de manière préventive sur l’oeuvre. Si le texte très court de Rivette conserve un intérêt historique, cela tient à sa manière de lier une politique et une éthique du cinéma dont la philosophie repense aujourd’hui le nouage essentiel.

 

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