Groupe permanent de recherche sous la direction de Mauro Carbone
Professeur à l’Université Jean Moulin Lyon 3 et Membre honoraire de l'Institut Universitaire de France
Journée d’études
ÉCRANS, TRANSPARENCE, POPULISMES
7 mai 2019, Université Jean Moulin Lyon 3
sous la direction de Jacopo Bodini et Mauro Carbone
avec le soutien du Projet Bourgeon 2019
Programme
9h00 Salutations
9h15 Jacopo Bodini (Université Jean Moulin Lyon 3) – Mauro Carbone (Université Jean Moulin Lyon 3), « Introduction : L’intériorisation des écrans et son idéologie »
10h00 Yves Citton (Université Paris 8 Vincennes – Saint Denis), « Reductio ad ecranum ? »
10h45 Pause café
11h00 Graziano Lingua (Università di Torino), « Les malentendus de la transparence et les frontières de la désintermédiation politique »
11h45 Luca De Biase (IULM, Milano), « Le couteau, le peuple et la médiation »
12h30 – 14h00 Pause déjeuner
14h00 Federico Leoni (Università di Verona), « Du désir d’avoir un maître »
14h45 Eric Fourneret (Université Grenoble Alpes), « Les technologies d’information et de communication conduisent-elles vers une société sans sujet ? »
15h30 Pause café
15h45 Philippe Poirier (Université du Luxembourg), « Démocratie rédemptrice versus démocratie représentative au regard de l’expérience de la France Insoumise en France, de Cinque Stelle en Italie et du Forum voor Democratie aux Pays-Bas »
16h30 Gilles Gressani (Collège de Bernardin, Università di Torino, Université du Luxembourg), « Sur le style populiste du Mouvement Cinq Étoiles : usages, techniques et imaginaires numériques »
17h15 Table ronde conclusive animée par Jacopo Bodini (Université Jean Moulin) et Anna Caterina Dalmasso (Université Saint-Louis, Bruxelles)
Les mutations qui investissent à présent les écrans numériques visent à produire une impression toujours croissante d’« immédiateté », paradoxalement obtenue à travers un emploi massif de médiations technologiques (Bolter & Grusin, Pinotti). Cette impression d’immédiateté est souvent sous-tendue par une sorte d’« idéologie de la transparence », à comprendre comme la prétendue absence de toute médiation. Autrement dit, un tel effet idéologique serait produit, encore une fois, à travers une dissimulation de la médiation et de sa technologie (McLuhan, Baudry). Contrairement à son étymologie, évoquant littéralement un médium à travers (trans-) lequel l’apparaître advient, la transparence serait donc comprise en tant que transparence absolue.
Par ailleurs, toujours plus souvent les opportunités médiatiques et télématiques ouvertes par la révolution numérique sont évoquées et invoquées comme un antidote efficace aux pratiques, jugées « opaques », des élites (Alloa & Citton). En même temps, la transparence comprise comme prétendue absence de toute médiation semble désormais être une composante idéologique cruciale, non seulement des stratégies de communication des populismes politiques contemporains (lesquelles sont pourtant souvent basées sur la diffusion de fake news), mais aussi de leur critique de la démocratie représentative, comprise justement en tant que système fondé sur des médiations (séparation des pouvoirs législatif, exécutif, judiciaire ; action autonome de corps intermédiaires comme les partis politiques, les syndicats, les groupes de pression, la presse, etc.) qui opéreraient de manière précisément opaque entre l’individu et le pouvoir politique.
Existe-t-il alors une convergence structurelle entre l’« idéologie de la transparence 2.0 » (Carbone) qui gouverne les écrans contemporains et celle des populismes politiques actuels, où l’une et l’autre se caractériseraient fondamentalement comme ignorance (involontaire ou délibérée) des médiations ? Et si c’est bien le cas, et si Régis Debray pouvait écrire que « la servitude, c’est le renversement par l’homme du médiatisé en immédiat », peut-on recourir à la notion de « servitude volontaire », élaborée par Étienne de La Boétie au XVIème siècle, pour expliquer la tendance actuelle à se livrer volontairement à une sorte de « panoptique digital » (Han) incarnant une forme inédite d’absolutisme visuel et politique ?
Résumés des interventions:
Yves Citton (Université Paris 8 Vincennes – Saint Denis)
« Reductio ad ecranum ? »
Cette intervention posera des questions très générales sur les types de connaissances dans lesquels sont impliqués nos écrans. La thèse générale proposée sera que 1° tout écran projette une figure réductrice des enchevêtrements constituant notre réalité, que 2° cette opération de réduction-simplification est inhérente à nos besoins de connaissance et d’action, que 3° c’était traditionnellement l’opacité des écrans qui manifestait cette réduction, que 4° une conception pragmatiste de l’idéal de transparence doit se demander au nom de quoi une réduction sera jugée salutaire ou dangereuse, que 5° ce que l’on appelle « populisme » revient souvent à opérer un jugement négatif sur une réduction excessive, sans expliciter les critères sous-jacents à ce jugement, que 6° ces critères se révèlent souvent très problématiques (mais intéressants) à expliciter, et enfin que 7° une conception alternative du travail opéré par les écrans (à l’âge numérique tel que nous invitent à le penser Vilém Flusser, Luciana Parisi ou Randy Martin) pourrait être de voir en eux non seulement un opérateur de réduction, mais tout autant un révélateur d’excédence de la computation envers les réalités qu’elle prend pour objet.
Luca De Biase (IULM, Milan)
« Le couteau, le peuple et la médiation »
1. La technologie la plus adoptée a des conséquences
2. Le populisme est le contraire de la technocratie
3. La désintermédiation devient toujours réintermédiation
Federico Leoni (Università di Verona)
« Du désir d’avoir un maître »
Je voudrais réfléchir sur un récent retour de l’ancienne idée de servitude volontaire, l’idée que ce qu’un sujet désire c’est d’avoir un maître, un maître sur qui régner. C’est la façon lacanienne de relire la figure célèbre de La Boétie. Avec, justement, une intégration, que Lacan tire de son expérience clinique. Le désir de l’hystérie, car c’est de cette condition de névrose que Lacan tire sa loi de la servitude volontaire, c’est justement d’avoir un maître à sa disposition, un maître qui aura à être un sujet, au sens politique du terme. Avec quelles conséquences sur le plan justement politique, dès que l’on transfère ce modèle sur le terrain politique, voire sur le terrain de l’hystérie populiste que le scénario politique contemporain nous met sous les yeux?
Eric Fourneret (Université Grenoble Alpes)
« Les technologies d’information et de communication conduisent-elles vers une société sans sujet ? »
Nous sommes particulièrement ambivalents dans notre rapport aux outils numériques comme nos objets connectés : nous nous en méfions, mais nous avons du mal à vivre sans. Toutes ces technologies de l’information et de la communication accompagnent notre quotidien et semblent l’organiser. Mais dans les formes usages qu’elles proposent quelle liberté exerçons-nous vraiment ? Pouvons-nous nous considérés libres si nous ne savons pas vivre sans ? Et si elles sont des limites à notre liberté, comment expliquer que nous en fassions usage ? Ce sont à ces questions que nous tenterons de répondre en mobilisant deux références philosophiques correspondant à des périodes différentes de l’Histoire : la « servitude volontaire » de La Boétie – dont la réflexion politique se révèle très intéressante pour notre sujet -, et la « domestication de l’être » de Peter Sloterdijk qui se trouve au cœur de notre sujet.
Philippe Poirier (Université du Luxembourg)
« Démocratie rédemptrice versus démocratie représentative au regard de l’expérience de la France Insoumise en France, de Cinque Stelle en Italie et du Forum voor Democratie aux Pays-Bas »
Les mouvements politiques étudiés, indépendamment de l’axe « gauche/droite » partagent la volonté de recourir à tous les instruments assurant un contrôle démocratique strict et quasi permanent de la décision en politique (et de son personnel) à travers l’organisation et la participation aux élections, les opérations de démocratie participative, les procédures de codécision législative associant citoyens et élus, les référendums abrogatifs, consultatifs et impératifs, etc. Qui plus est, les nouvelles technologies d’information et de communication (vote électronique, forums délibératifs en ligne, immédiateté de l’information, réseaux sociaux, plates-formes informatives alternatives aux médias classiques, etc.) permettraient selon eux d’accroître la qualité de la démocratie. Derrière la « modernité » de leurs propositions de réforme institutionnelle et des instruments qu’ils utilisent, que nous analyserons en détail, se rejoue en réalité la tension créatrice de la démocratie moderne opposant la représentation à la rédemption. Notre hypothèse est que ces mouvements sont en réalité la réitération de la démocratie rédemptrice.
Gilles Gressani (Collège de Bernardin, Università di Torino, Université du Luxembourg)
« Sur le style populiste du Mouvement Cinq Étoiles : usages, techniques et imaginaires numériques »
L’expérience politique du Mouvement Cinq Étoiles se présente comme un cas paradigmatique de l’usage des cultures, des industries et des techniques numériques dans la composition d’une ligne politique informée par un style populiste. Grâce à une constante référence à des usages souvent incorrects mais saisissants de mots techniques (le système d’exploitation Rousseau, le blog de Grillo, le streaming, des applications comme le fameux Zip War Argainon) et à travers des techniques de marketing adaptées à une demande généralisée de disruption de la démocratie représentative, les dirigeants du Mouvement sont parvenus à configurer un imaginaire aux allures parfois messianiques et eschatologiques qui caractérise la dimension de leur style populiste.